Dans « Le système Victoria », vous mettez en scène la passion entre un homme de gauche et une femme de droite. C’est un roman d'amour ou un roman politique ?
- Il n'y a pas qu'un thème. Ce que j’ai voulu, c’est parler de notre monde, de notre réalité contemporaine à travers une histoire d’amour passionnelle entre un homme et une femme aujourd’hui. Elle, DRH Monde d’une multinationale basée à Londres, et lui, directeur de travaux sur une tour à la Défense. Une relation adulterine, dans le secret, le mensonge et la dissimulation.
L’histoire d’amour vous permet de provoquer le rapprochement de deux visions antagonistes de ce monde ?
- Voilà. D’un côté David, un homme de gauche qui incarnerait l’ancien monde, idéaliste et épris de justice sociale, préoccupé par l’intérêt général, la beauté du collectif. Puis, à l’opposé, Victoria, ultra-libérale, qui est un peu le bras armé du capitalisme financier et qui est dans une logique individualiste et de profit. Le profit pour le compte de l’entreprise, mais aussi son profit propre, son salaire fixe et tout ce qu’elle perçoit lorsqu’elle mène à leur terme ses missions, par exemple fermer une usine.
Pourtant, à la lecture du roman, on ne sent pas de jugement.
- Non. Car les choses sont beaucoup plus compliquées évidemment qu'elles en ont l'air. Et je n'avais pas du tout envie de montrer d'un côté la méchante DRH horrible et de l'autre, le gentil travailleur de gauche, qui ploie sous la tâche et l'effort. Je voulais écrire un livre qui ne donne aucune certitude et qui fasse réfléchir le lecteur sur lui-même et sa relation à notre monde à ses mutations, à son avenir et à ses incertitudes.
Car ce personnage de Victoria a des aspects positifs…
- Ce qu'il y a de très beau chez Victoria, c'est son énergie, le fait qu'elle ait confiance en elle qu'elle n'ait peur de rien. Elle est dans une forme d'enchantement, et d'émerveillement permanent. Elle est capable de se donner du bonheur, elle veut jouir de la vie et cela, c'est merveilleux. On devrait tous pouvoir bénéficier de cette leçon de vie.
Et chez lui, il y a des travers, aussi…
- Lui, il incarne un peu la fin ou le travers d'une certaine gauche vieillissante, qui doit se redynamiser. Une gauche trop repliée sur elle-même, qui a peur du monde, de l’avenir, des autres. Il a aussi une relation très complexée à l’argent, à l’épanouissement. Sans doute cette dialectique que je mets en œuvre par l’opposition de ces deux systèmes doit-elle mener à une possible troisième voie entre l’opportunisme, l’individualisme de Victoria et le côté très frileux, précautionneux de David.
Il y a une intention politique, une envie de faire passer cette troisième voie ?
- Cela, ce n’est pas à moi de le dire. C’est ce que je pense, mais je n’ai pas écrit ce livre pour le démontrer. Personnellement, je pense que l’ultralibéralisme est foncièrement nocif et nuisible, qu’il faut absolument contrebalancer la logique de profit par des préoccupations d’intérêt général et qu’il faut protéger les travailleurs et les citoyens de la voracité.
Mais en humanisant un personnage comme Victoria, est-ce que vous ne risquez pas de rendre acceptable un système, y compris dans ses excès ?
- Je ne crois pas parce que David exprime clairement sa désapprobation. Donc les lecteurs que le comportement de Victoria pourrait choquer se retrouveront complètement dans les propos de David. Mais moi j’en ai croisé des personnes comme Victoria, et on ne peut pas les rejeter en bloc. A un moment, quand elle ferme une usine, elle dit à David qu’elle est du côté des syndicalistes : « Autant que ce soit avec quelqu’un comme moi qu’on ferme, moi qui comprend l’injustice et qui vais tout faire pour que les syndicalistes repartent avec le maximum. » Je pense qu’il en existe, des DRH comme ça, qui arrivent à contrebalancer les excès du système. C’est pour cela que je n’ai pas à condamner Victoria, parce que le salut peut aussi venir de ces gens-là.
Un écrivain qui ose le monde de l’entreprise, c’est encore peu fréquent. Peu s’y sont risqué. Vous trouviez l’entreprise risquée ?
- J’ai travaillé en entreprise et tous mes romans se situent en large partie dans le monde de l’entreprise. Cela m’a toujours intéressé. J’ai travaillé en entreprise et ai détesté cela. On ne m’y rependra plus jamais.
Eric Reinhardt, dernier roman : "Le système Victoria", Stock, 522 pages, 22,5 euros.
Critiques, avis et analyses
Roman pas bête, auteur pas bête, interview pas bête : merci Bernard !
... et commentaire pas bête (modeste, en plus ;-)
Superbe entretien, merci !
Je m'arrête sur la dernière phrase "On ne m’y rependra plus jamais" ... Il dit cela de son expérience en entreprise, je me demande s'il le dirait aussi d'une relation telle que Victoria et David l'ont vécue... Bouleversante, douloureuse, improbable et qui doit donner le sentiment (l'illusion?) d'être plus vivant que jamais.
... et je continue : et qui finit par détruire !
Ca n'est pas Teodor Limann qui contredira Eric Reinhardt. Il est l'auteur de Morts de peur - La vie de bureau, sur le même thème mais sans l'histoire d'amour.
C'est vrai, Claire, il y a quelque chose d'extrême, dans cette histoire. L'auteur en parlait d'ailleurs avec beaucoup de passion, presque avec souffrance.
Merci Ph pour la recommandation. Le thème de l'entreprise dans le roman a un bel avenir devant lui, je pense. On en lit de plus en plus.