Nous sommes toujours l’étranger, l’étrangère de quelqu’un. Tout le monde s’en doute un peu, c’est vrai, mais avec Americanah, Chimamanda Ngozi Adichie nous emmène aux Etats-Unis, au Royaume-Uni et au Nigéria pour ancrer en nous par la force de l’émotion ce qui n’était que supposition.
Grâce à un indicible tourbillon de personnages, d’événements et de considérations plus profondes magistralement entrelacés.
Ifemelu est nigériane. Armée d’une bourse miraculeuse, elle débarque aux Etats-Unis pour étudier la communication. Dénuée de préjugés, elle comprend très vite la place qui va lui être assignée.
Je n’ai jamais pensé à moi-même comme Noire avant d’aller en Amérique. En fait, je n’ai même jamais su que j’étais Noire. J’étais Nigériane. Et maintenant, soudainement, je suis Noire. »
Elle perd en outre ce qui lui restait d’innocence quand elle prend conscience que la solidarité entre Noirs africains et américains ne connait pas l’intensité qu’elle imaginait. Ce constat est magnifiquement rendu dans la visite d’Ifemelu au salon de coiffure de la ville voisine, qu’elle a pris soin de choisir, où la communauté africaine s’est rassemblée en plus grand nombre.
Pourquoi tu dis Afrique au lieu de citer simplement le pays », demande Ifemelu. Aisha fit claquer sa langue. « Tu connais pas l’Amérique. Tu dis Sénégal et ils disent c’est où ? A mon amie du Burkina Faso ils demandent, votre pays c’est en Amérique latine ? » Aisha se remit à tresser, un sourire moqueur aux lèvres, puis demanda, comme si Ifemelu était incapable de comprendre la réalité des choses dans ce pays: « Combien de temps tu es en Amérique ? »
Ifemelu vivra pourtant une bonne décennie aux Etats-Unis. Pour expulser cette colère qui monte en elle, elle lance un blog, qui rencontre un succès certain, justement au sujet des rapports entre les Noirs nés en Afrique et aux Etats-Unis.
Les Noirs américains disent : « Nous » et « nos ancêtres esclaves ». Les Africains disent : « Nous » et « les Blancs qui ont colonisé notre pays ». Ces deux ‘nous’ ne se comprennent pas toujours. »
Ifemelu passe par des phases de détresse et de dénuement, mais aussi des périodes plus apaisantes, au gré de ses rencontre amoureuses, avec Curt, un américain blanc.
Curt était parfait. Tellement parfait qu’il avait un air irréel. Un jour, il m’a dit que je pouvais être ce que je voulais. Et j’ai pensé : sauf moi-même. »
Ou avec Blaine, qui ne la rendra pas plus heureuse. Sans doute parce qu’Obinze, son premier amour nigérian, qui devait la rejoindre mais n’a pas eu sa bourse, a dû opter pour le Royaume-Uni. Traumatisée par une expérience de prostitution qu’elle a eue pour survivre, elle a coupé les ponts avec lui, de honte.
Le désir de rentrer au pays, et de savoir ce qu’il est devenu, sera pourtant plus fort. Elle rentre à Lagos, qu’elle ne reconnait plus, et qui ne la reconnait plus.
J’étais de retour, mais je n’étais plus d’ici. Je n’étais plus de là-bas non plus. J’étais une espèce de mi-chemin entre deux vies. »
Peut-être Obinze, lui, la reconnaitra-t-elle ?
Americanah est un grand roman, de ceux qui vous habitent, ne vous lâchent pas, s’imprègnent pour des mois, des années. De par cette longue et belle histoire, d’Ifemelu qui se débat dans cette Amérique si riche, si pauvre et si rude, de par aussi l’histoire d’Obinze au Royaume-Uni, dans cette Europe qui se ferme.
Il nettoyait des toilettes dans des bureaux où personne ne savait son nom. Il n’était plus Obinze. Il était Vincent. Vincent avait des papiers. Vincent avait une adresse. Vincent existait sur le papier. Obinze, lui, n’existait pas.
Pas de caricature dans ce roman, pas de haine, juste une histoire, la force du récit, qui vaut les plus sévères dénonciations.

Americanah, de Chimamanda Ngozi Adichie, traduit par Anne Damour, Gallimard, 685 pages.