Voyons voir avec Emmanuel Carrère. En guise d’auto-thérapie, il nous raconte trois histoires. Celle d'un reportage qu'il a réalisé sur András Toma, un prisonnier Hongrois de 19 ans, capturé en 1944 et interné dans un hôpital psychiatrique russe, situé à Kotelnich, une ville perdue à 500 kilomètres de Moscou. Cinquante-trois ans plus tard, András Toma est retrouvé, et ramené en Hongrie.
La seconde histoire est celle du grand-père maternel d’Emmanuel Carrère. Cet homme, qui se détestait autant qu’il haïssait ses semblables, a trouvé dans la collaboration avec les Allemands un moyen d’exister. A la libération, des inconnus l’emmènent. On ne l’a jamais revu.
Une tragédie banale. Sauf que la mère d’Emmanuel Carrère, Hélène Carrère d'Encausse, avait supplié son fils de ne pas la raconter.
Emmanuel, je sais que tu as l’intention d’écrire sur la Russie, sur ta famille russe, mais je te demande une chose, c’est de ne pas toucher à mon père, pas avant ma mort ».
Une vaine supplication...
Enfin, Emmanuel Carrère nous raconte son histoire d’amour avec Sophie, pour qui il avait écrit une nouvelle dans « Le Monde ». Une nouvelle magnifiquement bâtie, qui vogue aux confins de l’érotisme, là où commence la pornographie. Une nouvelle qui le dévastera.
L’auteur raconte son histoire d’amour brisé. C’est douloureux, parce que ces deux êtres-là jouent à se faire mal. Et nous font mal.
Alors, banales ou pas les petites histoires de Carrère ? Presque banales. Mais la puissance de ce livre réside dans les dégâts qu'il pourrait commettre. La mère d'Emmanuel Carrère, dont le secret est dévoilé, risque d'en souffrir. Sophie, son ex-copine, dont la vie amoureuse et sexuelle est étalée n'appréciera pas. Et l'actuelle compagne de Carrère non plus. Car il ne cache pas qu'il a écrit ce livre pour faire revenir Sophie. Il le lui dit dans le roman.
Je voudrais te mériter, même si je sais que c’est trop tard. Je voudrais dans l’absence et le manque écrire un livre qui raconte notre histoire, notre amour la folie qui s’est emparée de nous, et que ce livre te fasse revenir. »
C’est un beau roman, mais il est cruel, torturé et compliqué. Presque mégalo, puisque Carrère entend infléchir le destin de ses proches en écrivant ce livre. Au moins, il le reconnaît :
J’aime que la littérature soit efficace, j’aimerais idéalement qu’elle soit performative, au sens où les linguistes définissent un énoncé performatif, l’exemple classique étant la phrase : "je déclare la guerre" : dès l’instant où elle est prononcée, la guerre est de fait déclarée. »
Un roman russe, Emmanuel Carrère, 357 pages, P.O.L., 19,5 euros.
Du même auteur : Limonov
Critiques, avis et analyses
Dans son ensemble l'histoire m'a l'air un peu trop absconse à mon goût. A voir donc...
Je trouve ta critique très bien, tu es bien le seul à m'éclairer sur ce que je vais trouver dans ce roman, même si cela me paraît confus, il me tente bien !
C'est vrai qu'il est difficile d'expliquer de quoi parle ce livre précisemment... J'avoue avoir eu du mal à écrire ma propre critique, il m'a fallu attendre avant de la commencer, et même là, maintenant que je l'ai publiée sur mon blog, elle ne me plaît pas. Je n'ai pas l'impression qu'elle retranscrive ce que j'ai ressenti à la lecture de ce livre.
En tout cas, j'ai découvert Emmanuel Carrère à travers ce livre et je l'ai énormément aimé. J'ai été tellement touché par ce qu'il nous raconte...
Bernard, j'aime énormément ta façon d'en parler en tout cas !
je viens de terminer ton roman russe et je veux te dire a quel point il est fascinant je n ai pu le quitter cette nuit et dans le noir lontemps tres lontemps je me suis sentie habitee dans l'impossibilite de trouver le sommeil,tu eveilles tu reveilles trop de trouble en nous;tu es le premier auteur à qui je peux dire "à chaud" ce que j'ai ressenti et je suis pourtant une "sérieuse" lectrice. Annie
Bonjour Bernard,
je viens de finir le livre, très émue. Je suis d'accord, E. Carrère étale sa vie mais ce sont surtout ses sentiments, sa dépression, ses petites mesquineries qui s'y lisent. Son entourage n'a sûrement pas eu la même lecture que moi et c'est ce que je me suis répétée à plusieurs reprises en lisant le livre. Mais j'ai trouvé que l'auteur tentait de se dépeindre tel qu'il est sans pudeur.
De plus, au delà de son propre récit, E. Carrère nous interroge, dialogue avec nous...
Je crois que ce livre ne s'oublliera pas si facilement. ERn tout cas, il fait partie des livres, avec l'Ami Butler (chez Quidam) que j'ai préférés. D'ailleurs ce Roman russe n'est pas écrit avec empathie, on en ressent pour l'auteur, ce qui n'est pas pareil !
Que dire de l'écriture de cette Auto-fiction ? simplicité, talent, un pur régal.
Par ailleurs, la trame de ce roman russe est vraiment intéressante. Un bémol concernant la nouvelle érotico-porno que Carrère a insérée dans son bouquin. Ce texte a son importance dans le récit, mais je trouve que, franchement, c'est un peu toc, voire surfait. Carrère n'arrête pas de se justifier tout mettant en avant un coté "dérangeant" qui ne casse pas des pattes de canard. Car si le bouquin est brillant, la mise en exergue du personnage (lui donc), des affres existentiels qui le traversent, qui peuplent son entourage russo-supérieur, m'ont généralement laissé de marbre et parfois même irrité.
Mais là, c'est peut-être le petit fils de Russe blanc qui parle...
Très bon bouquin quand même.
Eric Tchijakoff
Désolée d'apporter une note discordante à ce concert d'éloges...Quelles que soient les qualités de l'écrivain, je refuse cette littérature nombriliste et exhibitionniste, qui étale la vie des autres en bafouant leurs sentiments.
Miss Tigrette
Très bonne "critique" Bernard... qu'Eric complète brillamment.
Un livre courageux et même téméraire!
Merci
Phil
J'aimerais savoir si ce livre est une auto biographie complète. Est ce que Emmanuel Carrère a vraiment écrit cette nouvelle dans "Le Monde" ou n'est ce que son imagination. Si il l'a écrit, c'était à quelle date ?
Merci de votre critique qui est vraiment excellente.