Ce roman a pourtant l'air inoffensif. L'auteur décrit successivement quelques photos d'elle, puis relate les événements qui l'ont marquée à l'époque, les petits et grands moment de sa vie ces années-là, et ceux qui agitaient le monde.
La frénésie qui avait suivi la Libération s'estompait. Tout ce qui constituait la première fois depuis la guerre provoquait la ruée, les bananes, les billets de la Loterie nationale, le feu d'artifice. »
Au fil des pages et des photos, on vit la guerre d'Algérie « sans ennemi, sans combattant, sans bataille. » On vit mai 68 comme une déflagration, non comme une révolution.
Nous nous reconnaissions dans les étudiants à peine plus jeunes que nous balançant des pavés sur les CRS. Ils nous vengeaient de toutes la contention de notre adolescence, du silence respectueux dans les amphis, de la honte à recevoir des garçons en cachette dans les chambres de la cité. C'est en soi-même, dans les désirs brimés, les abattements de la soumission, que résidait l'adhésion aux soirs flambants de Paris. »
Et l'on se délecte aussi, quand, à chaque époque, l'auteur décrit les produits du quotidien.
On découvrait le cru et le flambé, le steak tartare, au poivre, les épices et le ketchup, l'Obao dans la baignoire et le Canigou pour les chiens. »
Puis le récit s'accélère, sans qu'on sache vraiment si cette poussée est due à l'âge de la narratrice, où à une époque qui a perdu le sens de la lenteur. On passe le cap de l'an 2000. Et avec elle, on déplore ceci.
Tout ce qui existe, l'air, le chaud et le froid, l'herbe et les fourmis, la sueur et le ronflement nocturne, était susceptible d'engendrer des marchandises à l'infini. Il était normal que les produits arrivent du monde entier, circulent librement et que les hommes soient refoulés aux frontières. »
Avec elle aussi, on s'inquiète de ceci.
Il y avait de nouveau une envie de servitude et d'obéissance à un chef. »
« Les années » est un roman original et remarquable. C'est un livre d'histoire d'autant plus agréable et convaincant qu'il ne méprise pas l'anecdote et est bâti par une femme comme les autres, qui a subi bien des combats sans vraiment y prendre part.
On en sort avec une question troublante : pourquoi ressent-on cette dérangeante absence de sens, quand l'auteur décrit notre époque ? Est-ce parce qu'elle est au terme de sa vie, et qu'elle noircit le tableau, ou est-ce parce que, vraiment, nos années sont plus creuses que les siennes ?
Les années, Annie Ernaux, Gallimard, 242 pages, 17 euros.
Critiques, avis et analyses
Depuis le temps que je me dis qu'il faut que je lise cette auteure !!! Un ouvrage d'elle en plus.
J'ai lu le récit des années d'Annie Ernaux à l'image de ces soirées qui tendent peu à peu vers l'ivresse. J'ai bu toutes "ses" années en un rien de temps et je ne regrette pas la légère de gueule de bois passé le dernier mot.
Mon ancienne prof de Français de 4ème (Annecy 1973/74) a toujours produit une écriture précise, limite austère, mais cette fois elle y implique le lecteur. Nous participons de ses souvenirs en y juxtaposant les nôtres. Annie Ernaux accroche l'anecdotique, le fait divers tragique ou le fait de société amusant au fil de sa propre vie. Elle nous met le nez sur ces temps qui (tré)passent. À travers ses yeux, y'a pas de quoi se marrer très souvent et c'est bien sur ce point que je prends de la distance avec son histoire. J'atteins les limites de la connivence, lorsqu'elle appose des "on", des "nous" à coté des "elle" d'un parcours qui sombre progressivement dans l'amer.
Ce que je ne peux pas lui retirer, c'est la justesse, le rythme de son récit, l'accuité de son regard sur le monde qui détale: un régal à lire. La mise en abyme finale lui donne un surcroît d'humanité, une touche de simplicité.
"Les années" sont à mes yeux une sorte de biographie universelle de proximité, des mots bouleversants - au sens premier du terme – qu'il fait bon lire.
Eric Tchi.
C'est très bizarre, ces bribes des "Années" m'agacent prodigieusement et en même temps elles éveillent ma curiosité, pour vérifier. Comment peut-elle avoir des souvenirs de Libération, comment ne peut-elle en avoir d'autres des événements d'Algérie?? Tout cela, ce milk-shake mixé avec ketchup et Obao m'apparaît comme un gloubi-boulga bien indigeste, même si je ne doute pas des qualités d'écriture d'Annie Ernaux. Voire...enfin à voir! ,)
LE GRAND LIVRE D'ANNIE ERNAUX
Bernard, tu as le chic pour tomber sur les bons livres. Facile avec Ernaux qui est une des plus grandes écrivaines françaises, si ce n'est la plus grande de sa génération. A partir de "La place", de "Une femme" elle a mené une démarche littéraire exemplaire. Faite d'énormément d'émotions et du strict minimum d'effets, de mots oubliant à juste titre toute graisse à base d'adjectifs, d'adverbes inutiles, la fameuse "écriture blanche" qui fait d'elle un écrivain unique.
"Les années" sont d'une autre ambition. La langue s'enrichit, l'émotion ne se cache plus. C'est son "grand livre". Tout est là dans ce "Elle" et ce "On" pas choisis au hasard pour dire "je" et "nous" mais autrement justement. Quand à la pub qui envahit notre société chaque jour plus marchande et semble énerver (à juste titre) Marie elle marque une époque. Ainsi puis-je dire à Marie que nous ne sommes pas de la même génération: désolé mais Globiboulga, ketchup, Obao, ce sont les enfants d'Annie Ernaux, ceux qu'elle décrit de façon si terriblement lucide dans la fin de son livre.
Et puis il y a ce livre qui se fait devant nos yeux, cette auteure qui s'interroge: va-t-elle écrire ces Années (va-t-elle même les vivre)? Comment va-t-elle les écrire à partir de son journal? Ces passages qui font une troisième ligne comme on le dirait d'un solo, dans un orchestre de jazz est la plus intime, bien sûr. La fusion du "Elle", du "On" et du "Je" de l'auteur atteint là à la perfection.
Oui Bernard, je suis persuadée que tu as raison. Non que tu fasses mal l'article, mais je crois que ce type d'ouvrage n'est pas facile à rendre en quelques lignes. C'est surtout le passage sur la guerre d'Algérie qui m'a fait sursauter. Sans bataille, oui. Sans ennemi, ni combattant, c'est un peu osé...
Je suis sans doute trop réactive ;), excuse-moi!
J'ai avalé ce livre sans respirer...Ce sont aussi "mes années"...Mais sentiments mitigés en le fermant...un léger malaise aussi. Comment expliquer...D'abord, il m'a manqué une certaine spiritualité, toutes ces annèes sont bien terre à terre( si c'est ça la vraie vie, c'est bien peu de choses!). Et ensuite, comme on se sent englobé dans ce "on", on se dit: " C'est moi, ça?". Excuse-moi, Bernard, c'est difficile à traduire.
MAIS AU FAIT, OU ES-TU ENCORE PASSE?
J'ai mis énormément de temps à découvrir Annie Ernaux, je la lisais sans comprendre sa démarche un peu comme on regarde de la télé réalité, comment pouvais t-elle s'exposer de la sorte, se décrire aussi intimement, parler de ses amants, d'avortement, de la maladie de sa maman, et puis la vie a fait que j'ai compris l'écriture comme un exutoire et le style en plus! Je n'ai pas encore lu celui ci mais je ne vais pas tarder.
j'ai aussi beaucoup aimé ce livre très troublant . Comme toi, j'ai trouvé aussi qu'on percevait des changements dans la manière de rendre la perception du temps en fonction de l'âge de l'auteur. J'ai cru entrevoir que dans son écriture transperçait une manière plus triste, plus plate et plus accélérée de rendre les jours qui passent avec l"âge qui avance.
Un livre magnifique, la preuve et les épreuves du passage d'Annie sur Terre, mais aussi du nôtre, lorsque le particulier se fait universel, au moins pour trois générations... Et quel besoin de se demander si l'auteure peut réellement se souvenir de tout cela? Là n'est pas l'enjeu!Seule compte la vérité du regard sur soi, sur le monde dans le tourbillon de l'histoire, des cultures, des idéologies, en bref des "années". Quel sens donner à la vie, dans le rugissement du monde? quelles relations dialectiques s'installent entre une conscience et son environnement?
Et beaucoup d'autres choses!
Bonjour Annie, j'ai rencontré par HASARD votre livre. J'avais déjà lu beaucoup de vos titres précédemment. Il n'y a pas de hasard dans les maladies, les accidents. J'aimerai beaucoup en parler avec vous. Je prépare actuellement un livre sur le hasard... Je suis graphologue et morphopsychologue. Tout par Hasard..Comment dire si un livre est super ? Je suis intéressée par ce sujet et votre ressenti est traduit de manière excellente. J'aimerai en parler avec vous. Je m'adresse à vous comme à un humain et non pas pour votre notoriété.A très bientôt, j'espère. Anne